Abaya. Quel déferlement de haine pour une simple robe. Quel déploiement de moyens humains, politiques et médiatiques, pour une si faible proportion d’élèves portant cet habit : 0,0024% des élèves (298 sur 12 000 000). C’est la priorité du marteau qui écrase une abeille posée sur le visage d’un alité. C’est le visage de la France qui se fait ainsi tabasser. Mais pourquoi l’État français choisit-il une telle stratégie ?
Interdiction et islamophobie
D’emblée disons-le. Il s’agit d’une décision islamophobe. Et celle-ci s’inscrit dans une longue série de décisions politiques dont la persistance, année après années, depuis plus de trente ans, nous interdit de penser qu’il s’agit d’une diversion. La polémique politicienne et médiatique s’inscrit dans une stratégie globale de domination de longue haleine, prise par l’élite politico-économique et administrative du pays et ses relais intellectuels et médiatiques.
L’islamophobie se définit comme une « attitude d'hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l'islam ». Elle est au niveau étatique, une politique d’invisibilisation des musulmans de l’espace publique et d’empêchement de toute forme d’organisation autonome de la communauté musulmane. Et c’est dans ce registre que s’inscrit l’interdiction de l’abaya, après celle du voile à l’école, celle des nounous musulmanes, celle de la burqua[1], celle des hijabeuses, celle du burkini et maintenant celle de tout habit pudique, même de mode occidentale, porté par une femme musulmane et/ou d’origine des ex-colonies françaises.
Définissons la nature réelle de cette intrusion étatique dans le choix de vie des gens. Il s’agit d’une énième entrave à la liberté de culte, de conscience et d’expression, dirigée en direction des musulmans. La loi de 2004 « interdisant aux élèves le port de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse », fut la boite de pandore par lequel fut légalement permise l’intrusion totalitaire[2] de l’État, dans un domaine que la loi de 1905[3] sur la séparation des églises et de l’État, lui interdisait formellement.
La neutralité de l’État a donc été remplacé par la neutralisation, par l’État, d’un « ennemi intérieur » désigné : l’Islam et les musulmans. Le voile est le prétexte ; le contrôle est l’objectif. La laïcité est devenue un néo-laïcisme, qui en est l’aboutissement philosophique et historique : une « religion » séculaire athée, qui entend niveler l’humain et accompagner le processus de réduction de la société et de la vie, aux seules lois de la nature, incarnées par les lois du « Marché Totale », dans une conception matérialiste du monde qui fait la guerre au sacré et à tout ce qui est transcendant.
Néolibéralisme et islamophobie : l’infernale concomitance
Nous connaissons cette lugubre tradition coloniale qu’est la « cérémonie du dévoilement » organisée par la colonisation française en Algérie.[4] C’est ce fond de racisme colonial, partagé à gauche comme à droite, qui inspire l’attitude nerveuse et islamophobe d’une partie de la société française et de l’appareil administratif de notre pays. Ces « dévoilements publics », à l’époque, devait symboliquement accompagner le combat mené par l’armée française contre les résistants algériens, comme signe de désolidarisation de la femme musulmane de l’homme musulman. Rappeler ce point nous permettra de philosophiquement qualifier l’ordre et la stratégie dans lequel s’insère cet énième débat sur le corps de la femme musulmane (dans une prochaine analyse).
Il nous faut tout de même poser la question quant à la raison profonde de ce choix français, au-delà des raisons politiciennes de court terme. Les États en effet se fondent et perdurent sur deux versants : le symbolique qui lui confère la légitimité et le temporel qui lui confère la capacité. Cela est vrai pour toute organisation humaine collective quelle qu’elle soit.
Les années quatre-vingt, qui virent les premières affaires de foulard, sont aussi les années durant lesquelles furent adoptées, par la gauche socialiste au pouvoir, le tournant néolibéral qui signifiait son renoncement idéologique et politique et la trahison de ses électeurs. Le vide symbolique créé par ce choix de politique économique, qui déshabillait l’élite dirigeante de toute légitimité, au vu des dégâts sociaux provoquées, se devait d’être comblé par un symbole sociétal qui donnerait l’illusion de l’action : l’européisme et le républicanisme (en ses deux versions que sont l’égalitarisme morale et le laïcisme identitaire). C’est ce même européïsme néolibéral et ce même républicanisme identitaire, que la droite adoptera, devant son incapacité à réaliser l’indépendance et la prospérité de la France et son abandon du Gaullisme.
L’islamophobie, ainsi, est le signe de l’errance idéologique de l’élite française qui n’a plus de réel grand projet à proposer au peuple français. Et, s’insérant à la fois dans la tradition coloniale et dans le besoin actuel de l’ordre néolibéral d’un bouc-émissaire, elle devient pour les identitaires un objectif et pour les néolibéraux un prétexte qui les relies, au-delà des oppositions de façade. Par ailleurs, dans la guerre mondiale économique que se livrent les grandes puissances et la course effrénée des oligarchies financières, pour conquérir de nouveaux marchés et de nouvelles ressources naturelles et minières, l’Islamophobie justifie, par la figure érigée du musulman « terroriste », « barbare », « sexiste », « arriéré » dont il faut libérer la femme, les guerres et les destructions menées « là-bas » au nom de la « démocratie et des droits de l’homme…blanc ».
Les symboles et principes (république, égalité, laïcité, féminisme etc.) ainsi érigés, vidés de leur substance, serviront à accompagner le nouvel ordre économique mondial néolibéral, dont il s’agira pour l’État et sa « noblesse énarchique » de suivre, tout en limitant les effets négatifs par des aides sociales temporaires d’une part et d’autre part, par des « shoots » islamophobes et racistes quotidiens, qui servent à détourner les mécontents de la remise en cause de l’ordre établi et à renforcer l’appareil répressif de l’État, nécessaire pour maintenir un ordre économique et politique qui n’assure le bonheur que d’une minorité.
La politique laïciste et identitaire contre l’Islam tient lieu, ainsi, de force symbolique qui accompagne l’ordre politique et économique néolibérale et son tournant autoritaire. Tournant autoritaire qui s’accentue à l’extérieur, après la crise de 2008, particulièrement depuis « les printemps arabes » et la mobilisation des peuples africains contre la présence française, par une position ouvertement « contre-révolutionnaire », en soutien aux pires dictatures et pouvoirs autoritaires, et à l’intérieur par l’adoption du discours de ces pouvoirs autoritaires contre leurs opposition, en direction des citoyens français de confession musulmane, traité « d’islamistes » et de « séparatistes ». Tel est le cadre global politique et idéologique dans lequel s’insère l’interdiction de l’abaya et ses conséquences sur les libertés publiques : abrogation de la neutralité de l’État, abrogation de la liberté de culte et risque d’abrogation de fait de la liberté de conscience qui, débutant par les musulmans, s’élargira sur l’ensemble des concitoyens.
Mais il nous faut mieux qualifier cette offensive islamophobe néocoloniale en ses volets intérieurs (genrés et sécuritaires) et extérieurs (guerre contre le "terrorisme" et immigration). Elle s’inscrit dans une méthode coloniale historique et dans une stratégie acosmique permanente de la domination (le complexe de pharaon) que nous prendrons le temps d'étudier prochainement.
[1] Nous ne partageons pas l’avis, minoritaire d’ailleurs, qui fait de cette manière de s’habiller une obligation ou une recommandation religieuse. Et bien que nous pensions qu’il est de la liberté de chacun de vivre sa foi comme il l’entend et de s’habiller comme selon bon lui semble sur le plan légal (c’est ce que nous défendons en principe), nous considérons que le choix d’une telle pratique sur le plan religieux et selon les priorités qu’impose le Coran, n’était pas des plus judicieux, ni des plus sage. Il est nécessaire, sur le plan de la mise en pratique des principes de l’Islam (en l’occurrence ici la pudeur), de faire preuve d’intelligence, de mesure et de prise en compte des contextes comme ces principes nous le recommandent à travers le Coran et la tradition du Prophète (saw). Il est temps d’enseigner une intelligence vive de la vision et des finalités du Coran qui nous éviterait, en tant que musulmans, de nous retrouver dans ces combats non essentiels qui visent à nous détourner de l’essentiel avec notre ignorante complicité. La fidélité exige l’intelligence et le formalisme religieux n’en fait pas parti.
[2] Un État devient totalitaire lorsqu’il prétend régir l’ensemble des activités de la société et orienter le comportement des individus en son sein, jusqu’à leur pensée et choix de vie. Après le totalitarisme nazi, après celui du communisme, le modernisme produit son troisième totalitarisme qu’est le néolibéralisme, plus subtile que les précédentes, mais tout aussi uniformisant, et dans lequel s’insère le laïcisme d’État adopté par la France, en tant qu’une partie de l’action idéologique de justification de la domination et de la déconstruction symbolique des sociétés, dont elle a besoin, sous l’égide du Marché Totale et sa politique économique de destruction des liens humains et des solidarités sociales.
[3] Nous pouvons dire que la loi de 1905 a été de fait abrogé par la loi de 2004. Et la référence sempiternelle à la première ne vise qu’à nous détourner de cette réalité et à aider à la liquidation définitive de la tradition libérale (sur le plan politique) de la France et à poursuivre son retournement autoritaire et néo-fasciste.
[4] C’est en ce sens qu’il nous faut saisir la portée symbolique et politique du port de l’abaya et du foulard. A savoir l’échec de la colonisation à effacer de la mémoire des « colonisés » leur force morale et leur religion qui fut et est le plus grand obstacle à la victoire finale de la colonisation et l’un des facteurs de sa mise en échec. Et c’est à cette aune qu’il nous faut comprendre l’hystérie d’une partie la classe politique française, héritière du projet colonial de « civiliser les races inférieures », qui voit dans le choix de vie de cette partie de la jeunesse musulmane de rester fidèle à la religion de leurs parents immigrés, l’échec de ce projet de domination et d'assimilation, et le rappel insupportable de leur humaine égalité avec les dominés d’hier. Le port de l’abaya, paradoxalement, est l’expression d’une idée assumée de l’égalité entre les citoyens, en fidélité avec les principes de la Révolution (liberté, égalité, fraternité), au sein d’une société multiculturelle de fait ; son interdiction islamophobe incarne quant à elle la Contre-révolution, le refus de l’égalité et une vision coloniale et identitaire de la France et du monde. Ce sont ces deux visions qui s’affrontent ici. Et l’Islamophobie s’avère aujourd’hui être la ligne de partage entre les tenants de la fraternité humaine appliquée et ceux de la domination coloniale qui nie l’unité de la famille humaine.
Magnifique analyse et belle proposition que le point [1] qui doit se nourrir des point [2], [3] et [4], nous nous devons de développer une intelligence collective, nos principes étant universels, ils nous permettent de nous adapter à toute situation. Si nous nous retrouvons coincés malgré leur « absurdie », malgré le hiatus entre les prétendus principes affichés par la minorité aux affaires et les décisions politiques, c’est forcément que nous avons arrêté de raccorder nos principes cosmiques avec la réalité. Autrement, je crois que nous aurions été insaisissables.