L'Islam est-il une religion? La réponse est non. Est-il une idéologie? La réponse une nouvelle fois est non. Il n'est pas soumission non plus, puisqu'il n'est ni l'une, ni l'autre. Du moins si nous nous en tenons à la réalité de ces termes qui s'opposent selon nous à la philosophie du Coran en quête d'une terminologie fidèle à son esprit.
Les mots nous manquent car ils nous trompent. L'alternative se languit de sens. La création suspend sa marche faute d'essence et de verbe. L'Islam a besoin de sa pensée, besoin de se panser. Et pour ce faire il n'a besoin que du Coran, au-delà des musulmans, par-delà la religion et l'idéologie. Mais définissons d'abord ce qu'il n'est pas. Définissons ces mots du passée, "religion" et "idéologie", qui perdurent et "voilent" sa voie(x) par la brume des interprétations et le bruit de la propagande. Puis comparons leur sens avec les principes qui font la spécificité du message coranique, et donc de l'Islam, par-delà les factions "musulmanistes" (sunnites, chiites, salafistes, etc..) en conflit.
On entend derrière le terme «religion»: «le fait de s'occuper d'une nature supérieure que l'on appelle divine et de lui rendre un culte» (Cicéron, De l'invention oratoire), ainsi qu' «un système de pratiques et de croyances pour un groupe ou une communauté donnée». Le mot «idéologie» quant à lui a pour sens: «l’ensemble des représentations mentales qui apparaissent dès lors que des hommes nouent entre eux des liens, des associations» (Jean Baechler) et «grâce à laquelle une passion cherche à réaliser une valeur par l’exercice du pouvoir dans une société».
Ainsi, si la religion et l'idéologie procèdent de conceptions différentes quant à la réalité, l'une transcendante et enchantée, l'autre immanente et désenchantée, elles partagent néanmoins selon ces énoncés, certaines caractéristiques communes: dont notamment l'idée d'une pensée et tradition immanente à un groupe ou communauté particuliers et ses spécificités, qui se comprend comme exclusive et excluant vis à vis des autres pensées, donc religions et idéologies, donc communautés et civilisations. C'est consubstantiel à toute doctrine religieuse ou idéologique, que de se penser comme absolu. La survie de l'ordre dont elle procède en dépend. Celui-ci doit, pour perdurer à travers ses membres, se confondre avec Dieu ou la vérité (c'est la même chose). Et aucune religion ou idéologie, de ce fait, ne peut, sans s'annihiler, accepter la vérité qui se trouve chez les autres, car c'est contre ses autres que se trouve sa raison d'être. C'est là la logique et le fond des concepts de religion et d'idéologie, et la réalité intime de celles et ceux qu'elles façonnent à leur image, dans le voile «clérical» et ancestral de leur certitude théocratique ou technocratique, mais en tous les cas dogmatique.
Dans cette logique, ce qui prime c'est d'abord la «soumission» à l'ordre, à la communauté ou tradition, à la religion, à "l'identité nationale", aux "valeurs républicaines" de nos "pieux salafs", racines et "pères fondateurs", qui fini par porter le masque du divin ou de l'absolu, pour dominer. C'est la raison pour laquelle, dans cet univers de sens, la logique la plus humaine possible vis à vis de l'autre, faute de ne pas pouvoir le convertir, est la tolérance arrogante de la majorité et du plus fort, en attendant les futures pulsions d'expulsion et de purification. Elles ne peuvent offrir d'humain, que la tolérance de l'autre et le vivre ensemble avec lui dans le rappel constant qu'il est avant tout un "autre"; et non le respect, le partage et le métissage dans la conscience cosmique de la famille humaine. Ce qui lui est impossible sans se détruire. C'est aussi pour cette raison que l'idée de conversion, intrinsèque à toute religion, perdure et se poursuit dans l'ère idéologique et démocratique, sous les habits sécularisés de l'assimilation et de l'intégration, malgré les slogans d'amour ou d'égalité vidés de leur substance et sens universels, par leur recroquevillement sur l'identitaire. C'est à dire le"nous" exclusif, choyé au nom de son origine et appartenance par la providence. Ainsi la domination et le chauvinisme sont les causes principales du recroquevillement de la foi sur les particularités de l'habit culturelle et historique. L’idolâtrie c'est le virus qui dresse les religions et nations les unes contre les autres et les rend assoiffés d'extermination. C'est l'idée qui, s’éloignant peu à peu de l'idéal révélé, finit par être une idole figée. C'est le début de la religion. C'est le sens de l'idéologie.
Mais si tel est le sens des termes "religion" et "idéologie", alors celles-ci ne peuvent s'appliquer à l'Islam et à son contenu. Du moins tels que le Coran (et non les musulmans) en présente la philosophie et les conséquences: c'est à dire un dépassement radical, sans reniement, des religions primitives et celles dites monothéistes ou du Livre, que sont le judaïsme et le christianisme, par un retour à la nature humaine fondamentale (fitra), vers l'universel cosmique (al-âlamîne), au-delà donc des idéologies. Seulement, ce dépassement annoncé et entamé fut malheureusement déprogrammé par le processus de fossilisation et de «religionisation» de l'Islam coranique, durant le moyen-âge, par l'impérialisme arabe, la «bédouinité» tribale et l'imitation des tares des anciennes religions et philosophies en crise. Ce qui donna ce que nous appelons le «musulmanisme» (et ses factions sunnites, chiites, etc) qui est à l'islam ce que l'église romaine, son empire et ses disputes sont à Jésus: un éloignement et une déviance. Poussant à son terme le processus de fossilisation de la foi en croyance théologique et lois politiques (religionisation) la religion aboutit à sa propre dislocation et/puis dissolution en se transformant en son reflet négatif mais néanmoins continuateur: l'idéologie. Le «musulmanisme» alors devient islamisme et salafisme, par l'imitation en réaction des idéologies occidentales issues des religions primitives laïques, et de celles juives et chrétiennes, dissolues par la modernité en manque finalité et de "reliance".
Dès-lors il s'agit pour nous de faire la distinction fondamentale entre l'islam historique religieux ou le musulmanisme et l'Islam coranique naturellement humain et (donc) universel. Si nous voulons apporter des pistes de solution à la crise mondiale actuelle et son pendant hypertrophié dans le monde musulman. Et de comprendre que si les caractéristiques de la religion et de l'idéologie s'appliquent à l'un, il ne peuvent s'appliquer aucunement à l'autre. Cela en raison des principes que défend la révélation coranique, tels qu'exposés ci-après:
-Une relation directe avec le divin, sans intermédiaire. (Coran, Sourate 2. Signe 186)
-L'impossible accès de la raison humaine (même prophétique) aux mystères ultimes de l'univers. (Coran, S6.S59)
-La condamnation des spéculations et interprétations métaphysiques qui n'ont de but que la domination (Coran, S3.S7:Le terme fitna qui se trouve dans ce signe, signifie l'oppression en vu d'imposer ses vues et ce qui en découle de dissension et de guerre civile dans/entre les sociétés. La prétention à l'interprétation finale des choses qui est la base sur laquelle repose le clergé, est issue de la volonté de puissance et de domination politique qu'elle légitime dans sa soumission à l'ordre. C'est la déviance politique impérialiste qui fait celle de la religion et la façonne à l'image de ses intérêts. C'est la raison pour laquelle la sourate fait de la recherche de la fitna, qu'il fait passer en ordre devant celle de l'interprétation, l'origine de celle-ci).
-L'abolition des intermédiaires et des «clergés» religieux ou idéologiques et ancestraux qui découlent de la prétention du savoir absolu en vu du pouvoir absolu. (Coran, S2.S170); (Coran, S9.S30 à 34);
-L'obligation pour tous de lire directement l'univers et de réfléchir ses signes (Coran, S10.S101); (Coran, S3.S190)
-L'accès universel de tous à la révélation ultime et le devoir de la méditer directement. (Coran, S4.S82);(Coran,S38.29);(Coran,S47.S24); (Coran, S54.Signes 18,22,32,40)
-L'obligation de ne s'en tenir qu'a son verbe, pour savoir ce que Dieu dit. (Coran, S7.S3)
-La dignité et la mission de lieutenance donner naturellement à chaque être humain, femme et homme. (Coran, S2.S30); (Coran, S17.70)
-Ce qui est naturellement humain (fitra) est naturellement Islam (Coran, S30.S30)
-Le salut et le paradis est à tous ceux qui ont la foi et font le bien, avec ou sans religion, sans distinction. (Coran, S2.S62)
- La primauté de la licéité, du bon et de la beauté de la vie sur l'interdit. (Coran, S2.S29); Coran, S2. S168,172); (Coran, S7.S32); (Coran, S7.157)
-Autonomie de la raison dans la recherche et l'action dans ce monde pour le bien. (Coran, S22.S46)
-La concertation collective comme principe d'organisation de la société et légitimité de l'action politique. (Coran, S3.S159); (Coran, S42.S38)
Telles sont les principes révolutionnaires qu'apporte et porte la révélation coranique. Or nous le constatons aisément, ces idées vont systématiquement à l'encontre de ce qui fait la base même d'une religion et d'une idéologie, notamment sur la question de l'exclusivité de la vérité et du salut. De la religion et de l'idéologie, l'Islam du Coran ne comprend que le noyau universel et incontournable de toute manifestation de l'activité humaine : le culte et ses rituelles que le Coran appelle «nusuk» et dont il annonce la diversité voulue par Dieu, en fonction de la culture et religion des communautés au nom du principe de l'unicité de Dieu (tawhid) (Coran, S22.S64). Et le socio-politique ou la communauté (oumma), qu'il élargit à l'humanité entière en tant que telle, en son unité primordiale et cosmique d'une part; et d'autre part en sa diversité qu'il considère comme une nécessité voulue par Dieu, pour l'enrichissement et l'entre-connaissance des peuples (Coran, S49.S13), l'émulation des religions/idéologies/communautés vers le bien (Coran, S5.S48) et l'équilibre du monde, que l'uniformisation culturelle, religieuse, idéologique et politique met en danger (Coran, S22.S40; S2.S251).
À l'aune de ce qui vient d'être établi, il est aisé de comprendre qu'il est difficile de traduire, par religion, le terme «Dîn» qu'utilise le Coran pour désigner à la fois la relation avec Dieu ou une/des divinité(s), le cadre des relations au sein de la communauté humaine et ses interactions avec le monde. Ainsi que la finalité-vision globale dans laquelle cela s'inscrit et les voies (sharia) multiples de sa réalisation, en fonction de l'espace, du temps et de la culture. De même, le terme soumission pour traduire islam non seulement ne correspond pas à l'étymologie du mot (SLM, qui donne salam, paix), mais contrevient à l'idée que le Coran se fait de la relation entre Dieu et l'humain, et la conception qu'il se fait de l'un et de l'autre. Nous proposons d'ailleurs d'approfondir cette notion de «Dîn» et le sens du mot Islam, dans un autre texte qui sera prochainement publié, et qui aura pour but de définir l'Islam positivement, à partir de ce qu'il est coraniquement, et non pas seulement (comme c'est la cas ici) de ce qu'il n'est pas, religieusement et idéologiquement.
Certes, religieux et laïques traditionalistes et/ou extrémistes s'offusqueront ensemble, malgré leur féroce opposition, de ces réponses. Négativement ou positivement, les deux bords partagent la même conception de Dieu, de l'homme et du monde, pour s'y opposer et/ou pour l'imposer. Ils ont les uns et les autres la même vision de la religion et de l'Islam, qu'ils défendent becs et ongles, mais pas pour les mêmes exclusions. Ils sont les fils du même paradigme de l'uniforme, de la «déligion» et du «laïcide », qui sous-tend les deux perceptions religieuses ou laïques/idéologiques. Idéologie et religion, laïcité et catholicisme, islamisme/laïcisme et musulmanisme (dans le monde musulman) sont les revers de la même médaille conceptuelle. C'est là raison, sans aucun doute, de notre incapacité à penser l'alternative. La raison, sans doute, des conflits sans fin qui minent nos sociétés et communautés et plus particulièrement la communauté musulmane mondiale. Il nous faut sortir des détails qui nous rendent si bétails. Avoir confiance en son cœur. Avoir le courage de sa raison. Porter son regard au-delà. Et voir les signes au loin qui scintillent dans le firmament nocturne craquelé. C'est la révélation qui se délivre. L'aurore qui se fait livre.
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